14h13 CET
06/12/2025
C'est une histoire oubliée comme celle de nombreuses autres figures emblématiques africaines qui ont marqué le monde. Jusqu'aujourd'hui, Ahmadou «Louis » Mbarrick Fall, reste un illustre inconnu dans son pays natal, le Sénégal et en Afrique en général.
Derrière ce nom commun, se trouve une grande figure du sport mondial, Battling Siki, premier Africain champion du monde dans tout sport confondu.
BBC News Afrique vous raconte tout sur l'histoire de cet homme, champion du monde de boxe, banni en Europe et dont l'influence mondiale est allée au-delà du sport.
Le monde de la boxe est cruel. Ceux qui payent leurs billets viennent pour voir des coups, assister à une humiliation, voir un boxeur pulvériser son adversaire, lui éclatant les paumelles, le nez ou les mâchoires. Mais dans un combat de boxe, tout peut arriver.
Nous sommes le 24 septembre 1922 à Paris. Le stade Buffalo de Montrouge est le lieu de ce combat resté dans les annales du sport jusqu'aujourd'hui, plus de 100 ans après.
Quelque 50 000 spectateurs ont payé leurs billets pour ne rien manquer au combat de boxe qui oppose Georges Carpentier, l'icône de tout un pays, à Battling Siki, jusque-là un célèbre inconnu.
La stade affiche comble. Deux hommes seuls sur le ring, un arbitre partisan, des juges qui dans leur tête avaient déjà choisi leur camp et un public excité.
Carpentier était un champion du monde. Il était adulé dans son pays. Héros de guerre, il a reçu la Croix de Guerre et la Médaille Militaire, deux disctinctions qui reconnaissent sa bravoure dans les champs de bataille de la Grande guerre (1914-1918).
Son adversaire, un ''noir'', un ''colonisé'' venu du Sénégal.
Battling Siki, blessé durant la Grande guerre est aussi un héros de guerre. Il a reçu les mêmes distinctions que son adversaire, la Croix de Guerre et la Médaille Militaire. Il est même adjudant.
Lorsque le combat démarre tout semble aller pour Georges Carpentier qui domine d'entrée de jeu et veut infliger une correction au téméraire sénégalais.
Envoyé au tapis, le Sénégalais blessé dans son orgueil se reprend au fil des rounds. Au sixième, il envoie au tapis son adversaire.
Mis KO, Carpentier s'est affalé de tout son corps sur le sol.
Alors que le public parisien était estomaqué par le spectacle qui vient de se produire sous ses yeux, l'arbitre intervient soudainement pour disqualifier le boxeur sénégalais, coupable à ses yeux d'avoir donné un croche-pied à son adversaire.
Dans le public, c'est la bronca ! On crie au vol et on se met à protester pour défendre Siki en scandant son nom.
''La boxe n'est pas comme le baseball, où si vous entrez en tant que fan des Dodgers, vous ressortirez fan des Dodgers, qu'ils gagnent ou qu'ils perdent. En boxe, les KO soudains peuvent entraîner des changements brusques d'allégeance'' écrivait à juste propos, Joseph Hammond, ancien chroniqueur de boxe en Californie et auteur de ''The Singular Senegalese : On Africa's First Boxing Icon''.
Les juges finissent par abdiquer et redonnent à Battling Siki sa victoire méritée et le titre de champion du monde de boxe.
Le premier titre mondial pour un africain dans tout sport confondu.
Après le coup KO qui a mis groggy tout un pays, Battling Siki est sanctionné par la Fédération française de boxe (FFB) qui ne fournit pas cependant les détails des fautes qu'il a commises. Banni, il est dépouillé de ses titres, sauf celui de champion du monde dont la FFB n'avait pas les prérogatives pour le lui retirer.
Les manchettes de la presse sportive de l'époque révèlent toute la condescendance et le racisme envers Battling Siki.
''Championzee''. ''Il a du singe en lui'' lit-on sur certains titres et commentaires des journaux.
Consacrant un portrait au vainqueur, L'Auto, ancêtre du journal L'Équipe, ose titrer "Je donnerais bien 50.000 francs pour me faire blanchir", attribuant cette déclaration raciste à Battling Siki ''tout heureux de sa victoire''.
Son propre manager Hellers le détruit. ''Je me suis donné tant de mal pour amener Battling au championnat du monde […]. Je me suis évertué à lui inculquer quelques principes de civilité puérile et honnête, à lui faire oublier son état de "primitif", mais malheureusement le naturel reprenait le dessus. Rien à faire, demandez-moi de faire de Siki un boxeur, mais non un gentleman !''.
Certains chroniqueurs s'inquiètent cependant de la répercussion de ce combat.
''Le représentant de la race conquérante a mordu la poussière devant le tout-Paris angoissé. Dès lors, la boxe est un sport dangereux, anticolonial. Dans une lutte à muscles égaux, le noir triomphe du blanc'' écrit Pierre Veber, chroniqueur du Gaulois, un journal proche de l'aristocratie française.
Des accusations de tricheries sont soulevées contre Battling Siki.
Le premier champion du monde africain aurait ''truqué'' ce combat en acceptant de l'argent pour laisser Carpentier gagner.
Un deal finalement non respecté s'il avait eu lieu, car selon les mêmes qui accusent, Carpentier ignorait tout de ce deal et Siki n'a pas respecté le deal.
Néanmoins, Battling Siki est banni en France pour de bon.
Alors qu'il est banni par la FFB, son compatriote Blaise Diagne, député français, monte au créneau pour le défendre.
''Entre deux boxeurs, l'un de race blanche, l'autre de race noire, il n'appartient pas à ma dignité de choisir. Je sais seulement que tous deux sont français'' dit- Blaise Diagne.
Plaidant pour la levée de la sanction contre Siki, Diagne s'indigne des accusations de tricherie contre son compatriote.
''C'est pour n'avoir pas obéi aux directives de ceux qui, en organisant des spectacles truqués, enlèvent son argent au public que ce garçon, qui, saisi par le sentiment de sa force, n'a pas voulu s'étaler à la quatrième reprise devant Carpentier, a été condamné en France à crever de faim'', dénonce Blaise Diagne.
Finalement contraint de s'exiler pour défendre son titre, Siki se tourne vers l'Angleterre. Mais ici aussi, l'échos de la soirée parisienne est arrivé jusqu'aux oreilles des autorités.
Le combat est interdit par le ministre de l'Intérieur.
''Dans les combats entre blancs et hommes de couleur, le tempérament des adversaires est très différent. Si l'on considère qu'il existe dans l'empire britannique un très grand nombre d'hommes de couleurs, on comprendra que de pareilles rencontres paraissent funestes aux suprêmes intérêts de la Nation'' écrit the Evening Standard, un tabloïd britannique.
C'est finalement à Dublin, en Irlande, en pleine guerre d'indépendance contre l'Angleterre que Siki affronte le boxeur irlandais Mike McTigue, pour défendre son titre de champion du monde.
Il perdit contre l'Irlandais.
À Saint-Louis du Sénégal où il est né en 1897, sa famille tient toujours à rendre hommage à ce digne fils du Sénégal et de l'Afrique.
Marième Soda Fall, est la petite fille de Battling Siki. Son grand père paternel, n'est autre que le grand frère de Battling Siki. C'est d'ailleurs lui qui a élevé le jeune Ahmadou Mbarrick Fall avant son départ pour la France.
Vivant aux Etats-Unis, c'est elle qui a organisé en 1993, le rapatriement des restes du boxeur au Sénégal à la demande de la famille.
Jointe au téléphone par BBC News Afrique, Marième Soda Fall explique sa volonté de rendre hommage à son grand père lors du centenaire de sa mort le 15 décembre 2025.
''Quand son corps est revenu en 1993, 68 ans après sa mort, j'étais à Dakar, mais je ne pensais pas voir mon père à l'arrivée parce qu'il était très malade. Et quand on est arrivé au premier arrêt du corbillard, je l'ai vu chancelant, il ne tenait même pas. Alors ça m'a complètement retourné'' rappelle-t-elle.
À bout de force, son papa qui tenait à accompagner Siki à sa dernière demeure, n'a pas pu aller jusqu'au cimetière où l'armée rendait des honneurs au champion du monde.
''Au moment de lui dire au revoir pour mon retour aux Etats-Unis, mon père a tenu ma main, il n'avait même pas de force, il essayait de secouer ma main en me disant Marie, Battling est ton grand-père. C'est ton grand-père. Il ne faut pas l'oublier. Et je lui ai répondu papa, je vais le commémorer et j'écrirai un livre sur lui'' ai-je répondu.
''C'est ce que j'ai fait jusqu'au centenaire là et j'ai écrit un livre, il est en cours d'édition. C'est une promesse que j'avais faite à mon père'' explique Marième Soda Fall.
Marième Fall a expliqué les circonstances du départ de Battling Siki qui s'est retrouvé dans un navire en partance vers la France.
Alors qu'il jouait avec ses camarades à jeter des pierres dans le fleuve à Saint-Louis et à plonger pour aller les chercher, une danseuse hollandaise qui était dans un navire en croisière s'est mise à imiter les jeunes en lançant des pièces de monnaie.
Après avoir plongé pour chercher ces pièces, le jeune Mbarrick Fall a nagé jusqu'au bateau pour remettre les pièces à la dame. Malheureusement, le navire a levé l'encre au moment où il était à bord et il s'est trouvé piégé jusqu'à Marseille en France où il a été débarqué.
''Pendant des semaines, la famille faisait le guet devant le fleuve en espérant le voir revenir en vain'' explique Marième Fall.
''C'est en France que la danseuse hollandaise lui a fait des papiers en ajoutant le nom ''Louis'' en souvenir de Saint-Louis, sa ville natale'' précise -t-elle.
Quant au nom Battling Siki, il serait lié à une expression wolof qu'il aimait répéter dans ses combats. ''Lorsque qu'il affronte un adversaire qui baissait la tête, il répétait ''siggil'' (relève la tête). On a fini par lui coller ce mot le Siki, et il est devenu le battant Siki''.
Quid des retrouvailles avec sa famille ?
C'est après la première guerre mondiale que Battling Siki a renoué avec sa famille. Un oncle à lui enrôlé parmi les tirailleurs sénégalais l'avait retrouvé après avoir entendu l'histoire d'un boxeur sénégalais blessé de guerre qui s'appelait Mbarrick Fall.
Après avoir visité quelques cantonnements des tirailleurs sénégalais, il retrouve Siki qui a raconté les circonstances de son départ de Saint-Louis.
Pendant des années, il a gardé le contact avec la famille envoyant des lettres qui malheureusement ont été perdues.
Sa victoire retentissante contre Georges Carpentier avait fait le tour du monde, marquant les esprits des milieux sportifs et politiques du monde entier.
Au lendemain du combat contre Carpentier, Nguyên Ai Quôc, tout jeune, publie un article dans une feuille communiste parisienne : ''Depuis que le colonialisme existe, des Blancs ont été payés pour casser la gueule des Noirs. Pour une fois un Noir a été payé pour en faire autant à un Blanc. Nous félicitons "Siki" de sa victoire''.
L'auteur de l'article sera connu plus tard sous le nom de Hô Chi Minh (fondateur du Viet- Minh et parti communiste du Viêt-Nam, un des dirigeants communistes les plus influents du XXe siècle),
La prestation de Siki au Buffalo stadium est abordée dans l'ouvrage ''Paris en Fête'' de l'écrivain américain, journaliste et correspondant de guerre, Ernest Hemingway, présent dans cette fameuse soirée parisienne.
De nombreux ouvrages et documentaires ont été réalisés sur la vie du champion du monde africain.
Un an plutôt, en 2009, c'est une publication ''Battling Siki : A Tale of Ring Fixes, Race, and Murder in the 1920s'', de Peter Benson, un écrivain américain qui est consacré à sa vie.
''Siki'' était le nom de guerre adopté par l'un des commandants du guérilleros sud-américain, Che Guevara.
Muhammad Ali, ancien champion du monde de boxe américain considérait Battling Siki comme une figure influente.
Battling Siki a connu une fin tragique alors qu'il était aux Etats-Unis pour poursuivre sa carrière. Dès ses premières années en Amérique, il n'a pas pu obtenir la licence sportive, ce qui l'empêcha de compétir.
Se contentant des combats d'exhibition, la commission de boxe finit par lui accorder la licence. Elle insista cependant pour qu'il affronte Kid Norfolk, un adversaire plus lourd que lui.
Il perdit le combat contre ce dernier. Mais, sa performance remarquable et courageuse au Madison Square Garden de New York a fait de ce combat, un des meilleurs de l'année, contribuant à lui donner une réputation mondiale.
Le 15 décembre 1925, Battling Siki est abattu par plusieurs balles au dos à New York. Il avait alors 28 ans.
Battling était père d'un garçon du nom de Louis, issu de son mariage avec une hollandaise avant son exil aux Etats-Unis où il se serait marié une seconde fois à une autre femme qu'il a divorcée avant sa mort.
En 1993, son corps a été rapatrié au Sénégal. Il repose désormais auprès de ses siens à Saint-Louis, d'où tout a commencé.
Quant à son unique enfant, Louis, sa famille n'a pas pu retrouver les traces en Hollande.